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Covid-19 et justice pénale : la ministre de la Justice fait face aux critiques

Pénal - Informations professionnelles, Peines et droit pénitentiaire, Procédure pénale
12/06/2020
Jusqu’à tard dans la soirée du 9 juin 2020, Nicole Belloubet a répondu aux questions des députés sur la gestion de la justice pendant la crise sanitaire. Focus sur la justice pénale : activité des juridictions, établissement pénitentiaire, procédure pénale, etc. 
C’est une initiative du groupe Les Républicains, qui avait proposé un débat sur le fonctionnement de la justice pendant la crise du Covid-19. Celui-ci a eu lieu le 9 juin 2020 à l’Assemblée nationale, en présence de la ministre de la Justice.
 
Le ton a été rapidement donné : « À titre personnel, j’aurais appelé ce débat qui, je l’espère, nous apportera des réponses précises de votre part, madame la garde des Sceaux, « débat sur le non-fonctionnement de la justice durant la crise de la covid-19 » a lancé le député Stéphane Viry.
 
Côté justice pénale, les critiques des parlementaires portaient essentiellement sur :
- le ralentissement de l’activité des juridictions ;
- la très grande disparité de fonctionnement entre les juridictions, qui aurait porté atteinte au principe d’égalité des usagers face au service public de la justice ;
- le manque de lisibilité dans la mise en application des plans de continuité de l’activité (PCA) ;
- la gestion des prisons, avec la volonté de garder le cap de baisse de la population carcérale.
 
 
Un certain nombre de questions ont été posées : « était-il indispensable de réduire à ce point le fonctionnement des juridictions, et, si oui, pourquoi ? » ; le recrutement prévu de 1 000 vacataires pendant trois mois pour soutenir les greffes, sera-t-il « suffisant » ? « Quelle stratégie envisagez-vous pour répondre enfin aux légitimes attentes des justiciables et des professionnels du droit qui ont besoin de réponses et de sécurité juridique ? », Quid des congés d’été dans les juridictions ? « Ne faudrait-il pas abandonner la réforme de la justice des mineurs plutôt que d’alourdir une justice déjà à la peine ? » ; « Saurons-nous tirer les enseignements de cette crise, pour éviter que la population carcérale reparte à la hausse  » ?
 
Le point sur les réponses de la ministre de la Justice.
 
 
Une gestion juridique de la crise critiquée : trop de textes et peu de lisibilité
Rappelons que le 26 mars 2020, a été publiée une ordonnance réorganisant la procédure pénale pendant la pandémie (v. Covid-19 : ce que prévoit l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 26 mars 2020). Trente articles portant sur la compétence des juridictions, la publicité des audiences, la composition des juridictions, la détention provisoire, l’affectation des détenus, etc. Un texte très fortement critiqué par bon nombre de professionnels (v. Covid-19 : les professionnels vent debout contre l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 8 avr. 2020).
 
Notamment le Syndicat de la Magistrature qui souligne dans ses observations pour la mission de contrôle des mesures liées à l’épidémie de Covid-19 du Sénat que «: « les conditions de travail des magistrats ont été largement affectées par les modifications procédurales intervenues pendant la période ». L’ordonnance ayant « occasionné une perte de temps considérable pour les collègues » à cause de nombreux problèmes d’interprétation (Syndicat de la Magistrature, 10 juin 2020).
 
Sentiment partagé par l’Union syndicale des Magistrats qui déclare que « le système mis en place a été d'une excessive complexité et a engendré une insécurité juridique anxiogène pour les magistrats ayant à statuer » (USM, 3 juin 2020).
 
Pour les parlementaires, finalement les « textes censés réguler la procédure pénale pendant cette période de crise sanitaire ont abouti à une confusion inouïe, en contradiction avec le but recherché – complexité du calcul des délais, empilement de règles, questions juridiques inédites », dénonce Yannick Favennec Becot.
 
Avec pour conséquence, selon André Chassaigne, que « la partie du contentieux pénal maintenue a été profondément affaiblie et (que) les garanties accordées aux justiciables (ont été) dégradées : juge unique, audiences en visioconférence voire par téléphone, procédures sans audience et jugement en l’absence des prévenus ou retenus faute d’extraction, publicité restreinte voire supprimée, etc. ».
 
 
Mais une justice pénale qui n’a pas été à l’arrêt
Malgré ces modifications procédurales, la garde des Sceaux tient à rappeler que « la justice a travaillé ».
 
Pour étayer ses propos, Nicole Belloubet a donné des chiffres sur l’activité pénale des tribunaux, du 16 mars au 11 mai 2020. Concrètement,
- 170 000 plaintes ont été enregistrées par les permanences du parquet ;
- le tribunal correctionnel a engagé des poursuites dans 24 000 affaires ;
- dont 4 600 en comparution immédiate ;
- les tribunaux correctionnels ont jugé plus de 18 000 affaires ;
- et les JLD ont rendu 18 175 décisions (7 % de plus qu’en 2019 a tenu à souligner la ministre).
 
S’agissant des stocks, pas d’inquiétude pour la garde des Sceaux : « si le nombre d’audiences a été considérablement baissé, à quelques exceptions près, l’activité pénale a également été réduite du fait de l’absence, ou de la forte réduction, de la délinquance de rue. Les stocks ne se sont donc pas accrus au pénal » rassure-t-elle.
 
Et notons que le projet de loi relatif à diverses dispositions liées à la crise sanitaire, à d’autres mesures urgentes ainsi qu’au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne prévoit la réorientation d’une partie des procédures, l’augmentation du nombre de jurés tirés au sort et l’élargissement de l’expérimentation des cours criminelles (v. Un élargissement contesté de l’expérimentation de la Cour criminelle, Actualités du droit, 4 juin 2020).
 
Concernant le plan de continuité de l’activité, les professionnels critiquent l’absence de coordination au niveau national causant une « très grande disparité de fonctionnement entre les juridictions » a relevé Patrick Hetzel (sur ce sujet v. Nathalie Roret, vice-bâtonnière du barreau de Paris : « Nous avons vraiment eu la démonstration que la justice n’était pas considérée comme un service public essentiel », Actualités du droit, 14 mai 2020). La ministre tient néanmoins à rappeler qu’il s’agit d’un « socle commun à toutes les juridictions » mais que la justice devant rester « une justice de proximité », il était difficile de faire autrement. Le choix étant de mettre en œuvre « un principe d’adaptation et de subsidiarité ».
 

Point noir de la crise sanitaire : la prolongation de plein droit des délais de détention provisoire
« Pour ce qui est de la détention provisoire, la Cour de cassation a donné raison à tous ceux qui vous avaient alertée, madame la ministre », dénonce Ugo Bernalicis. Rappelons que l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars prévoyait la prolongation de plein droit des délais maximums de détention provisoire (v. Covid-19 : ce que prévoit l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 26 mars 2020).
 
Fortement critiquées par les professionnels (v. Covid-19 et détention : des mesures jugées insuffisantes, Actualités du droit, 16 avr. 2020), ces dispositions ont été modifiées par la loi du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire (v. Détention provisoire : le retour progressif au droit commun, Actualités du droit, 12 mai 2020).
 
La Cour de cassation s’est également prononcée sur le sujet. Elle a rendu quatre arrêts le 26 mai sur les détentions provisoires prolongées de plein droit (v. Prolongation de détention provisoire de plein droit : la Cour de cassation circonspecte, Actualités du droit, 28 mai 2020), décidant de renvoyer deux QPC portant sur l’habilitation du Gouvernement à prendre des ordonnances, jugeant que l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars n’excède pas les limites d’habilitations pour autant, tout en précisant que si le dispositif n’est pas incompatible avec la CEDH, un juge doit examiner dans un bref délai la nécessité de la détention (à savoir, un mois maximum en matière délictuelle et trois en matière criminelle).
 
La ministre de la Justice a alors tenu à rappeler la conventionalité de ces dispositions et a précisé que « ce sont environ 3 000 détentions provisoires qui ont ainsi été prolongées de plein droit ». S’agissant des personnes libérées postérieurement à cette décision, « seules 161 ont fait l’objet d’une libération parce qu’elles n’avaient pas pu voir un juge. Cela signifie que toutes les autres personnes ont pu rencontrer un juge, comme le demande la Cour de cassation ».
 
 
Une amélioration de la situation dans les établissements pénitentiaires pérenne ?
La garde des Sceaux rappelle l’objectif qui était de « juguler la crise sanitaire et (d’) éviter que la maladie ne se développe en détention ». Pour l’atteindre, des mesures exceptionnelles ont été prises pour accompagner les détenus (fermeture des parloirs, transferts administratifs, la gratuité de la télévision etc., v. Covid-19 : des « mesures exceptionnelles » pour les détenus, Actualités du droit, 19 mars 2020). Parallèlement, l’ordonnance du 25 mars prévoyait la sortie anticipée pour de nombreux détenus (v. Covid-19 : ce que prévoit l’ordonnance adaptant la procédure pénale, Actualités du droit, 26 mars 2020).
 
S’agissant du résultat, « je crois pouvoir dire que nous l’avons atteint » affirme la garde des Sceaux. Cette dernière précise ainsi qu’ « au 4 juin 2020, nous enregistrions 58 908 détenus, soit 13 667 détenus en moins. Le taux de population carcérale s’établit ainsi, dans l’ensemble des établissements, à 96 % contre 119 % à la date du 16 mars 2020 ». Tout en reconnaissant que de fortes disparités existent selon les établissements et que cette baisse est la conséquence tant de la diminution de l’activité pénale que des sorties anticipées.
 
« Vous semblez vous servir de l’épidémie comme d’une variable d’ajustement pour ralentir les flux d’incarcération », s’est interrogé Eric Pauget. Il n’empêche, les répercussions positives sont là, pour Hubert Julien-Laferrière : « les acteurs de la prison sont unanimes : les conditions d’incarcération se sont améliorées, les tensions se sont réduites, les agressions de surveillants ont reculé, et ces mêmes surveillants n’ont jamais eu autant le sentiment de faire leur travail correctement ».
 
Alors, attention à ne pas revenir en arrière ont soulevé plusieurs députés.
 
 
Un objectif : éviter un retour à la surpopulation carcérale
Objectif unanime à l’Assemblée nationale : « Essayons de garder ce cap et de maintenir le nombre de détenus à son niveau actuel » a demandé Erwan Balanant. Même avis pour Cécile Untermaier, qui explique que « si nous ne voulons pas à nouveau faire subir aux détenus et aux surveillants les conséquences de la surpopulation ni encourir une nouvelle condamnation de la part de la Cour européenne des droits de l’homme, nous n’avons pas d’autre choix que de faire perdurer les mesures prises pendant la crise sanitaire ».
 
Finalité partagée par la garde des Sceaux « je partage pleinement votre objectif » précise-t-elle. Selon elle, le recours aux dispositions de la loi du 23 mars 2019, à savoir la libération sous contrainte aux deux tiers de la peine, le recours plus fréquent au bracelet électronique et aux peines alternatives permettra la régulation pénale. Même si « ce qui m’importe, ce ne sont pas les résultats chiffrés, c’est de mener une politique pénale adaptée aux situations que nous avons à gérer ». 
 
Le Syndicat de la magistrature a également précisé avoir adressé un courrier à la ministre « proposant un système de régulation carcérale, pour que le nombre historiquement bas de détenus soit mis à profit afin de permettre, par un effort supplémentaire, d’aboutir à l’encellulement individuel et de pérenniser cette situation » (Syndicat de la Magistrature, 10 juin 2020).
 
Objectif néanmoins délicat, puisqu’à la sortie du confinement, les incarcérations repartent à la hausse, notamment car la délinquance de rue repart (et particulièrement en matière des stupéfiants).
 
Source : Actualités du droit